Voici un roman tout droit fait pour ma rubrique "
Musicalement vôtre". Il s'agit de
La Quatorzième valse de Tubeuf, aux éditions Actes Sud.
André Tubeuf nous transmet sa passion pour la musique et les musiciens à travers ce roman, qui raconte les derniers jours du pianiste Dinu Lipatti, et en particulier son dernier enregistrement, et son dernier récital à Besançon. Tubeuf s'appuie sur des éléments réels de la vie du célèbre pianiste pour construire une intrigue intimiste autour de la musique, comme moyen d'affronter la souffrance et la mort.
Dinu Lipatti se meurt dans d'affreuses souffrances, mais une lettre anonyme de fans va lui donner la force d'aller au-delà de lui pour faire jaillir sous ses doigts une dernière version de ses oeuvres préférées de Bach et de Chopin... Sous la plume de Tubeuf comme sous les doigts de Lipatti se joue quelque chose de divin, mystique, quelque chose de l'ordre de la foi.
Ce qui fait la beauté du texte, c'est l'immersion totale dans le vécu physique et psychologique du pianiste, en scène, entre deux enregistrements, ou seul face aux doutes. Il y a notamment des pages très impressionnantes sur le ressenti de l'interprète en action. Avis aux mélomanes, vous ne serez pas déçus du spectacle...
"Je me suis dit que j’y allais comme en vacances ; que j’y avais bien droit. Madeleine aime conduire. Alice en vacances dans le Midi nous laisse son auto pour la quinzaine. D’ailleurs nous ferons étape à Soleure pour la nuit, chez les chers Dunand : j’ai promis mon concours – gracieux – à un tout petit concert dans leur salle des fêtes, une réunion de famille pour mieux dire, ou paroissiale, en fin d’après-midi. Je le leur dois bien, ils sont de ceux qui nous ont tendu la main quand nous débarquions de Roumanie, Madeleine et moi, avec cinq francs à nous deux. Je leur jouerai Bach, des chorals transcrits. Ils me demanderont Jésus que ma joie demeure, naturellement. C’est devenu (pour autant que je suis, moi, quelqu’un) ma signature. Mais d’abord c’est Bach. En pas même trois minutes, tout Bach : son ordre, sa piété, sa chaleur simple et fraternelle – Dieu qui parle, mais sans les nuées. J’aime ces publics sans sophistication ni snobisme, qui ne savent même pas qu’ils sont le public. Ils ne demandent rien, ils attendent tout. Ils sont là comme s’ils priaient, ou espéraient, de leurs seules oreilles. Ils sont comme je suis resté, je crois, Dieu merci, ils n’en ont pas fini avec la merveille. Mais je n’oserais pas, à eux, jouer tout entière la première Partita, qu’il faudrait quand même que j’aie essayée une fois en public en entier, avant de la donner à Strasbourg en festival, un festival Bach, en plus ! C’est un peu long pour eux, ils pourraient trouver ça sec, ou abstrait. Abstrait, Bach ?! Lui, si sensible, si constamment et mystérieusement incarné ! Mais ils pourraient s’impatienter, et serrés dans ce cadre je les sentirais qui n’osent pas remuer sur leurs chaises, de peur de grincer, déranger, se faire remarquer. Mieux vaut l’éviter. Personne n’écoute avec plus de ferveur, de gratitude anticipée, que ces auditoires de fortune, habituellement privés de musique. Mais ils ne savent rien des manières, des rites. Ils sont assez ouverts pour sentir quelque chose, qui va leur prendre la gorge ; mais ils ont peur de s’y trahir, en toussant, en étouffant ; alors ils se raclent la gorge. La peur de la peur. Eux aussi ont ça. Il n’y a pas que le pianiste."