26 mai 2010

Mémoire et parfum




Quelle délicatesse dans les mots de Yoko Ogawa. J'avais beaucoup aimé La formule préférée du professeur, et c'est donc avec la douceur d'une complicité retrouvée que j'ai lu Parfum de glace.


Dans ce roman, on suit une jeune femme, Ryoko, dont le compagnon, nez de talent, Hiroyuki, vient de se suicider dans son laboratoire, au milieu de senteurs entubées. Elle court après sa mémoire, et les traces de la vie passé de son amoureux défunt. Elle comprend alors qu'elle ne connaissait rien de lui. On est emporté très vite dans son enquête minutieuse pour tenter de percer le mystère de la mort. C'est une quête intérieure, dans la mémoire des instants partagés évaporés, et c'est une quête extérieure, dans le voyage et la rencontre. En effet, l'héroïne tente de retourner partout où son compagnon a vécu, dans sa chambre d'enfant, dans la serre de son père, à Prague où il a fait un voyage. Elle essaie de parler avec ceux qui l'ont connu. Elle tente de recomposer le puzzle d'une vie, guidée par l'unique parfum qu'il lui a donné en cadeau avant de ne se tuer... et guider par les quelques descriptions d'odeurs qu'il a retranscrites sur une vieille disquette à son bureau. Que peut-on chercher dans le souvenir d'un être aimé? C'est le coeur de ce roman fascinant et envoutant.


C'est le mystère de l'altérité que Yoko Ogawa explore avec talent. L'autre n'est jamais saisissable, il est toujours au-delà. On peut l'observer attentivement, on peut mémoriser son parfum, sa voix, il est toujours ailleurs. On voudrait le saisir, on voudrait le connaître, souvent on croit le faire, mais ce n'est que fiction. Une fois disparu, il reste des images, des odeurs, des sons, si fragiles en nous, qu'il nous semble parfois les perdre à tout jamais. On tente de se les remémorer, on revit en nous encore et encore les instants partagés. On essaie de les percer à jour. Mais en vain. Nous n'aurons que notre version de la vie. Qu'avons-nous été pour l'autre? Quelle place tenons-nous dans sa mémoire? Nous sommes condamnés au silence quand ces questions voient le jour.


Dans Parfum de glace, fiction et réalité semblent se croiser. Les personnages réinventent tour à tour le passé de Hiroyuki le défunt. Certaines scènes semblent même tout droit sorties de l'imaginaire de Ryoko, tant elle cherche à retrouver partout son amour perdu. Le texte bascule alors dans le conte, et brille de mille feux. Nous suivons le gardien des paon, et de leurs coeurs porteurs de mémoire.


Quelle justesse dans le choix des mots pour décrire la douleur de la perte de l'être aimé! Quelle force dans la présentation du décalage des vécus entre deux âmes, qui pourtant se croyait soeur!


"Assise au bord du lit, à la lumière de la petite lampe de la table de nuit, j'avais déplié la feuille de notes. Je les avais lues et relues tant de fois que je les savais par coeur.

'Gouttes d'eau qui tombent d'une fissure entre les rochers. Air froid et humide d'une grotte. Réserve de livre hermétiquement fermée. Poussière dans la lumière. Frasil sur un lac à l'aube. Mèche de cheveux d'un défunt formant une légère boucle. Vieux velours passé qui a gardé sa douceur'

Les pierres du pavement du pont etéient toutes noircies et usées. Certainement que Hiroyuki en avait foulé quelques unes. Depuis mon arrivée à Prague, je n'avais pas pu échapper à cette pensée. Il avait peut-être touché cette poignée de porte. Tout en buvant un café à cette terrasse, il avait peut-être regardé les pigeons sur la place. (...) Moi qui l'avait perdu, je traversais le pont qu'à seize ans il avait emprunté alors que je ne le connaissais pas. Comment ce pont pouvait-il être toujours là, inchangé, alors que lui n'était plus de ce monde?"


Il y a beaucoup de point commun entre La formule préférée du professeur et Parfum de glace. Tout d'abord, l'amour de la beauté des mathématiques. Ensuite, les enjeux liés à la perte de mémoire. Yoko Ogawa semble creuser par son écriture les sujets qui lui sont chers, comme pour nous aider nous aussi à en percer les secrets.


Beaucoup de pages restent graver dans l'esprit, quand on referme le livre, notamment les échanges entre Ryoko et le gardien des paons:


"-Dans cette grotte... commença le gardien après avoir attendu que disparaissent les derniers accents de ma voix se répercutant contre le rocher, il n'est jamais trop tard.

C'était rare de l'entendre dire des choses aussi définitives.

Commes si ces paroles étaient un signe, les paons se rassemblèrent sous les étagères où les pots étaient alignés et après avoir becqueté l'eau qui se trouvait là dans un creux, s'en allèrent serrer les uns contre les autres, disparaissant dans les ténèbres. (...)

- Tout est décidé à l'avance. Quoi que vous fassiez ou que vous ne fassiez pas, vous ne pouvez renverser la décision.

-La décision?

-Oui.

-Qu'est ce que je peux faire alors?

-Uniquement vous souvenir."


Ce roman présente plusieurs façons de vivre la finitude, le deuil, et la fin d'un amour. Il y a Ryoko, qui cherche à reconstituer pas à pas la vie de l'être absent. Il y a sa mère qui a arrêté de vivre tant elle ne peut supporter le départ de son fils ainé. Elle ne fait que dépoussiérer régulièrement les traces de sa présence passée pour les conserver intact. Il y a le frère du défunt qui sait que rien ne changera la situation de toutes les façons. Il y a l'ex copine du défunt qui a tout fait pour tourner la page au plus vite quand elle l'a perdu de vue. Mais à travers tous les personnages, l'auteur nous offre des points de vue comme un questionnement, mais pas de solution, si ce n'est l'écriture comme quête du mystère de ce qui s'évanouit.


Yogo Ogawa construit pour nous un univers où les mots tombent juste, où les agencements du récit en allé-retour entre passé et présent forment des figures inattendues, où les fantômes du réel et les objets de notre imagination semblent vouloir nous sussurer tout ce qu'on ne voit pas de l'existence. Elle nous invite presque à une expérience philosophique où seul l'absent a du relief, tandis que le présent n'est qu'un collage plat.


Un roman à conseiller à ceux qui aiment se poser la question du mystère de nos vies poétiquement.

Un roman a recommandé à ceux qui s'interrogent sur la perte et sur la mémoire.

Un roman qui se lit comme un polar tout en soulevant de nombreuses questions presque métaphysiques sans avoir l'air d'y toucher.

14 mai 2010

Petits coins de paradis...




A Bruxelles, j'ai Filigranes, pour les dimanches de grisaille, pour les thé-tarte entre copines... ma petite librairie ouverte tous les jours de l'année. Avec son piano à tout vent. Et toujours de bons conseils de libraires, des rayons et des lignes pour se perdre ou se trouver.


A Vienne, j'ai découvert Phil. C'était un dimanche. Et il y faisait si bon. Des petits carnets, des livres d'artistes, des livres de photo et des guides touristiques qui font qu'on s'évade l'espace d'un petit rien. Des livres pour sauver toutes les âmes perdues. Avec un petit café ou juste un petit sourire. Sur de bons conseils, je suis repartie avec Das Leben kleben sous le bras, de Marina Lewycka (titre original: We are all made of glue).


Renseignement pris, c'est une auteur d'origine ukrainienne mais qui vit en Angleterre. Dans ce roman, on croise Georgie qui jette dans une benne à ordure la collection de Deutsch Grammophon de son compagnon avec qui plus rien ne va et Naomie, une vieille dame, qui les prend, un peu pour ne pas jeter, un peu parce qu'elle adore la musique. Et sous la pluie anglaise, ces deux-là vont s'apprivoiser pour se tenir chaud l'espace d'un hiver. C'est un peu à la Anna Gavalda, mais en moins retravaillé, en moins fini. D'ailleurs, on a l'impression que l'auteur joue avec ce côté livre non abouti, car dans le roman Georgie elle-même passe son temps à retravailler un manuscrit refusé, qui apparait en italique tout barré et raturé de ci de là.


Pas un grand roman, mais un petit chat sur les genoux qui tient douce compagnie en gardant son indépendance mystérieuse.
Une tentative de réfléchir à tout ce qui colle ou qui décolle, dans nos petites vies, dans notre Histoire. Des pages surprenantes sur le conflit Israelo-Palestinien. Des paragraphes déroutants sur les polymères et autres molécules composants les colles industrielles. Des envolées contre les services sociaux expéditifs des hopitaux britaniques, mais aussi sur les agents immobiliers aux dents longues. Au final, il y a plein de petites choses dans ce livre, qui font qu'on s'attache, même si parfois il n'y a plus rien à recoller.