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Nous perdons tous sans cesse des choses qui nous sont précieuses. Des occasions précieuses, des possibilités, des sentiments que l'on ne pourra pas retrouver. C'est cela aussi vivre. Mais à l'interieur de notre esprit, - je crois que c'est à l'interieur de notre esprit -, il y a une petite pièce dans laquelle nous stockons le souvenir de toutes ces occasions perdues. Une pièce avec des rayonnages, comme dans cette bibliothèque, j'imagine. Et il faut que nous fabriquons un index, avec des cartes de références, pour connaitre précisemment ce qu'il y a dans nos coeurs. Il faut aussi balayer cette pièce, l'aérer, changer l'eau des fleurs. En d'autres termes, tu devras vivre dans ta propre bibliothèque." (
Kafka sur le rivage, de Murakami, page 633)
Ce n'est pas tous les jours que l'on tombe sur des mots qui semblent écrits pour soi. Mais quand ça arrive, c'est comme un clin d'oeil qui va droit au coeur, une petite étoile filante qui nous fait espérer.
Kafka sur le rivage a tout l'air d'un roman d'initiation, comme on en connaît tant, et pourtant la couverture intrigue avec ses yeux de chat et ses poissons volants. Et dès les premières pages, c'est comme un immense tourbillon qui nous emporte dans un univers magique et envoutant...
C'est un livre qui révèle tout le pouvoir de
l'imaginaire, jusqu'à en être troublant. Comme si les mots nous invitaient à mettre à l'envers nos pensées, à tordre nos premières intuitions et à laisser venir l'autre, le rien, le tout, les pierres, la pluie, et tout ce qui va avec.
"Tout est question d'imagination. La responsabilité commence avec le pouvoir de l'imagination. Yeats disait: in dreams begin responsibilities. C'est parfaitement exact. A l'inverse, la responsabilité ne peut naître en l'absence d'imagination."Avec ce jeune homme de quinze ans que l'on accompagne dans sa fugue, entrecoupée de scènes mystérieuses dont on ne comprend pas toute la raison d'être au début du roman, Murakami nous conduit à perdre nos repères, à nous mettre en abîme. On a la sensation d'une expérience singulière, page après page. Une sensation de destinée, une sensation que tout arrive à temps, que tout prend sens un jour, dans le réel ou dans nos rêves. Qu'il faut pour cela accepter le vide en nous, accepter de ne vivre que d'hypothèses, attendre.
Murakami nous surprend, toujours et encore. J'avais déjà craqué pour les nouvelles curieuses de
l'Elephant s'évapore, mais là avec ce roman c'est juste tellement incroyable cette architecture imbriquée formidable, ces jeux d'échos, bref, quel talent! Une intrigue extrêmenent bien menée, qui nous tient d'un bout à l'autre, qui nous fait tout avaler, tout croire, tout chercher, tout fuir.
Murakami nous donne des leçons d'histoire, sur Eichmann, sur la guerre au Japon, des leçons de musique, sur Schumann, sur Beethoven, sur Schubert, des leçons de philosophie, sur Hegel et d'autres. On le sent s'amuser en coulisse! Par l'émotion, par la métaphore, par le déplacement, il nous invite à nous découvrir nous-même.
Oui, c'est cru parfois mais ce n'est pas choquant, car c'est vivant et vivifiant, car c'est enfant, même quand c'est un vieillard qui nous parle.
J'aime les personnages du roman, leur mystère, et leur candeur. Je crois que je ne suis pas prête d'oublier Nakata, qui a le pouvoir magique de parler aux chats et de faire pleuvoir à peu près tout ce qu'il veut (des sardines, des sansues, etc!)
J'aime que les personnages de Murakami soient ouverts à toutes les influences, les sons qu'ils entendent, les personnes réelles ou fictives qu'ils croisent. J'ai ri de les voir rencontrer des figures du capitalisme inventées par des publicitaires et qui font sans cesse iruption dans l'intrigue pour en détourner le cours, pour l'artifice, comme dans la vie peut-être?
En refermant le livre, je me suis surprise à voir le monde autrement, à m'intriguer de la taille des ombres des passants que je croisais dans la rue, à sourire à un oiseau qui passe. Je n'ai pas envie de vous en dire plus sur l'histoire, juste envie de vous dire: envolez-vous, vous y trouverez sûrement tout autre chose que ce que j'y ai puisé, et ce sera là la beauté du chef d'oeuvre!
Quelques passages qui m'ont marquée pour finir:
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Les oeuvres qui possèdent une sorte d'imperfection sont celles qui parlent le plus à nos coeurs, précisemment parce qu'elles sont imparfaites" page 149
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L'ironie donne de la profondeur aux humains, et de la grandeur. Elle leur offre le salut, un salut d'un niveau supérieur et une sorte d'esperance universelle. C'est pour cela que tant de gens lisent les tragédies grecques aujourd'hui encore." page 272
et le meilleur pour la fin: "
Le temps pèse sur toi comme un vieux rêve au sens multiple. Tu continues à avancer pour traverser ce temps. Mais tu auras beau aller jusqu'au bord du monde, tu ne lui échapperas pas. Pourtant, même ainsi, il te faudra aller jusqu'au bord du monde. Parce qu'il est parfois impossible de faire autrement."Un très grand merci à Nassira de la librairie
La plume vagabonde, 17 rue de la fontaine au roi, à Paris... J'ai passé 638 pages inoubliables.